La Mauritanie a son Spartacus. Le militant
Biram Dah Abeid veut faire libérer tous les esclaves de son pays, au
prix de sa propre liberté. Jean-Baptiste Naudet l'a rencontré à
Nouakchott avant son arrestation.
"La
première fois que j'ai été violée par le maître, je ne portais pas
encore le voile, j'avais 12 ans peut-être." M'Barka mint Essatim, 26
ans, issue d'une famille "privée de liberté depuis des générations",
elle-même arrachée à sa mère à l'âge de 5 ans, est l'une des nombreuses
esclaves mauritaniennes à avoir été libérée par Biram Dah Abeid.
Dans
une cabane de bois et de tôles de quelques mètres carrés, sans eau, ni
sanitaires, d'un quartier pauvre et excentré de Nouakchott, elle raconte
au milieu des mouches qui volent :
Vers 2010, des médias ont commencé à parler de l'esclavage, de son caractère illégal, puis de Biram qui avait été emprisonné pour son combat pour notre libération. Mes maîtres me le montraient la télé. Ils voulaient que j'aie peur de lui. Ils me disaient : 'C'est un perturbateur qui veut semer la zizanie dans notre communauté !'"
Mais, inspirée par ce héros de la liberté, M'Barka décide de s'enfuir, sans ses enfants d'abord : "Mes
maîtres ont refusé de me les donner. Pour eux, les enfants d'esclaves
appartiennent au maître. J'ai alors été trouver Biram. Avec lui et ses
militants de l'IRA [Initiative pour la Résurgence du Mouvement abolitionniste, NDLR], nous
sommes allés voir le préfet qui, à son tour, a convoqué la police. On
m'a rendu mes enfants, des enfants du viol. Pour les maîtres, nous
violer, c'est leur droit."
Sa mission : libérer tous les esclaves de son pays
Après
la victoire de M'Barka, c'est la débandade dans la maison du maître :
toutes les autres esclaves s'enfuient à leur tour. L'IRA et Biram Dah
Abeid estiment avoir ainsi libéré des centaines de personnes
directement, et des milliers indirectement.
Massif,
volubile, volontaire, les yeux brillants, Biram Dah Abeid, 49 ans, qui a
été jeté en prison quelques jours après nous avoir parlé, pour avoir,
entre autres, "encouragé la révolte",
est un homme habité par une mission : libérer tous les esclaves de son
pays. Ses seuls maîtres à lui sont les philosophes français des
Lumières, les inspirateurs de la Révolution de 1789, Rousseau, Diderot,
Montesquieu.
En
1981, la Mauritanie devenait le dernier État au monde à abolir
l'esclavage. Il a fallu attendre 2007 pour que, sous la pression
internationale, cette République islamique, financièrement soutenue par
l'Occident et notamment par la France pour sa lutte contre le terrorisme
islamique, criminalise cette pratique largement répandue.
Mais
à ce jour, malgré quelques récents - et toujours très brefs - séjours
en prison, aucun maître n'a encore été condamné définitivement. Il y
aurait de 150.000 à 300.000 esclaves dans ce pays désertique, vaste mais
peuplé seulement de quelque 3,5 millions d'habitants. Soit le plus
fort taux d'esclaves au monde.
Leader abolitionniste et radical
Menacé
de mort, emprisonné, vilipendé par le pouvoir en place, Biram Dah Abeid
ne se soumet pas. Lui et son association l'IRA - toujours pas reconnue
par les autorités - multiplient les actions spectaculaires. Mieux, ce
leader abolitionniste et radical prédit une révolution prochaine,
lorsque la caste des Haratins, celle des esclaves ou anciens esclaves
(environ 40% à 50% de la population), alliée aux citoyens de seconde
zone que sont les Négro-Mauritaniens (30%) renverseront les maîtres :
les Maures, la minorité arabo-berbère (20%) qui domine aujourd'hui le
pouvoir, l'économie, la politique.
Même s'il jure de ne jamais avoir recours à la violence, "toujours destructrice de l'humanisme", Biram Dah Abeid estime que "la déflagration est imminente". "Si ma stratégie échoue, prévient-il, il y aura une violence difficile à maîtriser.".
"Je crains le mortel entêtement de la classe dirigeante enivrée par ses privilèges issus de l'esclavage, poursuit-il. Officiellement l'esclavage est prohibé, mais ceux qui vont en prison sont ceux qui le combattent, pas les esclavagistes."
le pays a officiellement aboli cette pratique depuis 1981, il y aurait encore 150.000 à 300.000 esclaves parmi la population mauritanienne. Crédit : Schalk van Zuydam, AP Photo/SIPA) |
Un sentiment d'urgence
C'est
poussé par un sentiment d'urgence et une lourde histoire familiale que
Biram s'est lancé dans l'action radicale. Car ce combattant de la
liberté à la peau d'ébène est un Haratin, issu d'une famille d'une
lignée d'esclaves et d'anciens esclaves. "Mon père a été affranchi dans le ventre de sa mère par son maître", raconte-t-il.
Mais il n'en aura pas pour autant fini avec la traite : il se marie à une esclave. "Il a dû l'abandonner avec les enfants, car le maître ne voulait pas les laisser partir". Comme tous les esclavagistes, celui-ci considérait non seulement l'esclave mais aussi ses enfants comme sa propriété.
Né d'un second mariage, Biram a vite pris conscience de l'oppression que subissaient les Haratins :
Dans mon village, quand j'étais enfant, nous étions sous le joug de la loi des Arabo-Berbères et de leur police."
A
l'école, où la discrimination est forte, Biram se fait plus d'une fois
corriger. C'est pourtant son éducation qui va lui permettre de se
révolter. Il est le douzième d'une famille de treize enfants, et le
premier à avoir été scolarisé.
Dès
le primaire, élève brillant, pauvre et turbulent, Biram étudie le Coran
avec un marabout peul antiesclavagiste. Au collège, il fondera un
premier mouvement de libération. Biram ira loin : des études supérieures
de droit et d'histoire en Mauritanie et au Sénégal, et un sujet de thèse sur... l'esclavage.
Détruire les fondements sacrés de l'esclavagisme
En
2008, frustré par les méthodes des organisations abolitionnistes qui
accumulent les rapports et les communiqués en vain, il fonde l'IRA.
Sit-in, grèves de la faim, séjours en prison : l'organisation multiplie
les actions coup de poing. Elle ne s'attaque pas seulement au
gouvernement mais aussi aux marabouts, les religieux. Elle veut détruire
les fondements sacrés de l'esclavagisme.
Comme
toujours, Biram Dah Abeid joint le geste à la parole. En avril 2012,
devant une foule réunie pour une prière "très spéciale", le leader
abolitionniste va réaliser son coup d'éclat. Après avoir prêché de sa
voix passionnée les principes égalitaires et humanistes de l'islam,
Biram annonce "un jour historique", la "purification des esclaves et de leurs maîtres, de la religion et de la foi".
Il fustige l'"instrumentalisation de l'islam" par
une minorité qui veut dominer. Puis il se fait apporter des ouvrages
d'interprétation du Coran. Et brûle en public ces livres sacrés. Un
crime d'apostasie, punissable de mort dans cette République islamique.
Aujourd'hui il décrit cet autodafé comme "un acte fondateur".
Naissance d'un héros
Soumise au régime, la presse se déchaîne alors : Biram Dah Abeid, écrit-elle, est un "hérétique". Des
journaux se prononcent pour sa condamnation à mort. Il est arrêté, jeté
en prison. Le président Aziz apparaît à la télévision et demande aussi
sa tête. Biram serait un agent israélien ou à la solde des Américains,
ou les deux à la fois. Le vecteur d'un complot occidental contre
l'islam.
Mais
devant la prison, malgré la propagande et les calomnies, l'IRA réunit
des milliers de personnes qui demandent la libération de leur héros.
Soumis économiquement et parfois psychologiquement à leurs maîtres,
illettrés, souvent éclatés géographiquement, les Haratins se réveillent,
ils sortent dans la rue.
Après
quatre mois de prison, Biram Dah Abeid est libéré, gracié par un
président sous pression. Il a gagné. En 2013, il sera l'un des lauréats
du prix des Nations unies pour les droits de l'homme. En 2014, il arrive
en deuxième position à l'élection présidentielle.
La prison est une tribune contre l'esclavage. Nous y sommes allés comme en voyage de noces", s'amuse-t-il à dire aujourd'hui.
Une main anonyme a rebaptisé le lieu où il a brûlé les livres religieux "avenue de Biram".
L'autodafé
des textes sacrés, l'emprisonnement de Biram Dah Abeid agissent comme
un électrochoc dans la communauté haratine, notamment chez les esclaves.
C'est aussi grâce à l'IRA qu'un premier maître sera emprisonné.
(Partisans du candidat de l'opposition et militant anti-esclavagiste, pendant la campagne présidentielle, en juin 2014 à Nouakchott. Crédit : Seyllou / AFP PHOTO) |
Depuis,
un vingtaine d'esclavagistes ont connu, brièvement, la prison. Ils
seront systématiquement libérés. Face aux manifestations de l'IRA, la
police a le choix : mettre les esclavagistes ou bien leurs détracteurs
en prison. Les autorités, qui continuent à nier l'existence même de
l'esclavage, font les deux au gré des pressions qu'elles subissent.
Un combat qui "ne mènera qu'à la violence"
Pourtant,
malgré ses indéniables succès, les méthodes de Biram Dah Abeid et de
l'IRA sont critiquées, et pas seulement par les autorités. Boubacar Ould
Messaoud, 70 ans, est le président de l'ONG SOS-Esclaves, reconnue par
l’État. Il revendique lui aussi la libération de nombreuses personnes
par des moyens plus classiques. Il s'oppose aux méthodes
révolutionnaires de l'IRA.
Si nous provoquons une confrontation, les victimes seront ceux que nous voulons libérer,s'alarme le vieil homme. Les esclavagistes sont armés par les militaires. Si les jeunes Haratins les attaquent, ils seront liquidés physiquement."
Une universitaire, spécialiste de l'esclavage voit elle aussi en Biram Dah Abeid "un démagogue brillant, autocentré, qui s'appuie sur la frustration des Haratins". Selon cette chercheuse, son combat "ne mènera qu'à la violence".
Mais
le leader de l'IRA, lui, renvoie la responsabilité d'un éventuel
affrontement sanglant sur la minorité arabo-berbère au pouvoir. Et il
dénonce "cet apartheid d'un autre âge, qui ne tient que grâce au soutien de l'Occident, des États-Unis, de la France."
Jean-Baptiste Naudet - envoyé spécial de "l'Obs" à Nouakchott
Source: Nouvelobs.com |
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